« L’Express », 23 nov. 1956
L’article est illustré d’une photo légendée « H..P. LOVECRAFT – Des dieux infâmes ».
Un écrivain meurt en 1937 à 47 ans. Dans la misère et la solitude, ignoré de tous. Quinze ans plus tard, les collectionneurs se disputent ses originaux à coups de dollars et l ‘on crie au génie devant les ténèbres chaotiques d’une œuvre que l’on s’accord généralement à considérer comme la contribution la plus importante de ce siècle au renouveau du fantastique en littérature.
On est presque gêné devant cette accumulation de circonstances qui font de Howard Phillips Lovecraft la parfaite illustration du romantisme usé de la fatalité.
Un tel être et une telle œuvre devaient nécessairement donner naissance à une légende. Certains [1] ont cru devoir qualifier Lovecraft de matérialiste parce que l’univers qu’il crée, peuplé de monstres et de forces tapis dans les replis du monde extra-terrestre, présente une parfaite cohérence et s’ordonne avec autant de logique que le monde exploré par la science [2].
Ce point de vue est un hommage rendu à la nécessité interne qui a présidé à l’élaboration de toute l’œuvre de l’écrivain américain.
Mais Par-delà le mur du sommeil, recueil de textes écrits entre 1919 et 1935 que l’excellente collection « Présence du Futur » a eu l’heureuse initiative d’éditer, met en évidence ce qu’il y a de trop rigide dans la légende du matérialisme de Lovecraft. Ce choix de textes essentiellement un échantillonnage d’histoires de sorcellerie, de magie noire, de cabale, dûes à la plume d’un démonologue averti. Rien de moins matérialiste que ces récits d’envoûtements, de malédictions ancestrales, de réincarnation des sorciers de Salem [3] qui constituent le fond de ce chef-d’œuvre du conte fantastique qu’est la nouvelle intitulée L’Affaire Charles Dexter Ward [sic].
D’aucuns ont prétendu voir en Lovecraft un auteur de science-fiction : la lecture de ce récit suffit à démontrer l’absurdité d’une si grossière approximation [4].
Mais – et c’est justement ici que réside la véritable originalité de Lovecraft – la magie , n‘est jamais un accessoire ni une simple recherche de pittoresque. Elle s’intègre à une conception d’ensemble de l’univers.
Cette conception (cette vision, plutôt), la nouvelle par laquelle s’ouvre le dernier recueil nous en fournit la clé : un pauvre d’esprit est visité par des rêves extraordinaires au cours desquels il entre en communion avec de toutes-puissantes entités habitant une dimension contiguë à la nôtre.
Le thème des plans d’existence transcendants, avec leur faune et leurs lois propres est le thème majeur de Lovecraft. Le fameux Necronomicon, ouvrage cabalistique qu’il eut l’idée géniale d’inventer, auquel il se réfère perpétuellement et qui contient les vestiges ancestraux des contacts établis dans un passé immémorial entre la race humaine et d’impensables visiteurs pour qui notre globe ne fut et n’est qu’une simple commodité, est la transposition poétique de cette obsédante certitude de la pluralité des plans d’existence. Dans le même temps qu’il crée ses « dieux infâmes », nos maîtres ignorés et méprisants, Lovecraft s’acharne à trouver le moyen de fracturer le mur qui nous isole des dimensions que peuplent les êtres monstrueux, symboles de la réalité secrète du cosmos telle que la pressent l’auteur.
L’onirisme est chez Lovecraft une technique de communication avec cet Ailleurs terrorisant dont il a la hantise – et qui n’est en dernière analyse que la forme donnée au vertige qu’engendre en nous le sentiment panique de la complexité profonde de cet univers dont nous ne sommes que de négligeables parasites.
Aussi, le délire romantique ne fait que voiler une longue méditation poétique sur l’homme et la place qu’il occupe. Il se dégage des écrits de Lovecraft une unité de pensée qu’il n’est guère fréquent de rencontrer dans la littérature fantastique.
Une telle œuvre ne peut se dissocier de celui qui l’a conçue dans les affres de l’angoisse. C’est peu dire de Lovecraft qu’il fut un visionnaire tragique et terrifié. Il fait partie de la fraternité de ces poètes que l’on maudit et dont la sensibilité nous paraît étrangère simplement en raison de leur inaptitude à porter les œillères du quotidien.
Cette voix, plus déchirante qu’orgueilleuse, qui clame dans le désert de sa solitude : « Tel est le lot à moi imparti par les dieux—moi, le ténébreux, l’aride, le désolé… » [6], cette voix-là, nous la reconnaissons bien.
Michel Deutsch
L’express n° 283, 23 novembre 1956, p. 32.
Notes :