« Le Figaro », 21 mars 1956
La vie des Lettres
Qui est Lovecraft ?
Dans la collection « Lumière Interdite » dirigée par Louis Pauwels aux Editions des Deux-Rives, un nouveau livre de H.P. Lovecraft, Démons et merveilles, vient de paraître. C’est le troisième traduit en France à ce jour, les deux premiers étant sortis aux éditions Denoël dans la série « Présence du Futur ».
On chercherait en vain le nom de H.P. Lovecraft dans les ouvrages parus en France sur la nouvelle littérature américaine. Ni Maurice-Edgar Coindreau ni John Brown ne le mentionnent. Jean Cocteau affirme pourtant que le premier récit de Lovecraft publié dans notre langue a été l’un des évènements littéraires de ces derniers temps. Un critique anglais va même jusqu’à prétendre qu’Edgar Poe, si on le compare à H.P. Lovecraft, ressemble à de la musique de chambre.
Ce précurseur des romans de science-fiction vécut et mourut aux Etats-Unis dans la pauvreté et le silence [1]. Jacques Bergier nous apprend dans la préface de Démons et merveilles qu’il avait absorbé une grande partie du savoir humain. Il connaissait un nombre incalculable de langues, y compris quatre dialectes africains, « écrivait avec autant d’érudition sur les mathématiques, les cosmogonies relativistes, la civilisation aztèque, la Crète ancienne, la chimie organique… »
Cet homme remarquable ne réussit pourtant pas à gagner plus de quinze dollars par semaine dans un pays où un laveur de vaisselle s’en faisait à l’époque soixante ou soixante-dix. Il a fallu vingt-cinq ans pour que ce visionnaire assurément halluciné et peut-être génial sorte de son obscurité.
Démons et merveilles est un ouvrage autobiographique. Entendons que Lovecraft y dessine une partie de son itinéraire spirituel. J’avoue pourtant avoir été moins effrayé que le préfacier ne me l’avait laissé espérer. Moins admiratif aussi. Peut-être suis-je un mauvais lecteur pour ce genre de littérature fantastique. On m’assure que la gloire de Lovecraft est d’avoir ouvert à l’imagination humaine d’immenses domaines où elle ne s’était jamais aventurée. Mais les mots échouent trop souvent, là encore, devant l’indicible.
« Indicible » est précisément une des expressions qu’emploie un peu trop souvent Lovecraft. Il y ajoute, dans l’espace de deux pages, « incompréhensible », « indéfinissable », « intraduisible », « incatalogable », « inexplicable ». Nous ne sommes guère éclairés. Cette musique des sphères, puisque musique il y a, n’est pas suffisamment concrète. On lui préfèrera tout de même l’orchestre de chambre d’Edgar Poe.
Claude Mauriac
Le Figaro n°3589, 21 mars 1956, p. 15.
Notes :
1. Ce paragraphe et les deux suivants sont directement recopiés sur la préface de Bergier.